Retour sur … « Le studio c’est le projet »

Studio de projet de master 1 et 2 Muter Habiter Penser, 2021-2022 par Romain Rousseau, enseignant

L’intitulé du studio :Muter Habiter Penser ; Vers une mutation écologique par l’expérimentation et l’actualisation des fictions théoriques architecturales et urbaines par le projets’est rapidement déplacé ce semestre sous l’interaction des étudiant-e-s vers la question des changements de paradigmes.

Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe des sciences propose un outil d’aide au discernement

lié à la crise sanitaire du Covid comme miroir de l’état de nos sociétés. Qu’avons-nous appris en nous regardant à l’arrêt ? Qu’avons-nous appris de nos manières de bâtir et d’habiter le monde ?

Avec comme point de départ la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans son livre,Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris: La Découverte, 2017 , le studio, de septembre 2021 à janvier 2022, est devenu un lieu de questionnements foisonnants et enthousiastes. De vastes champs de recherche se sont dévoilés même si nous sommes bien conscient-e-s que le seul temps du semestre est bien trop court pour s’en faire une ou des idées consolidées.

Nous avons construit une pédagogie de projet en marchant, questionnant les fictions théoriques de notre société contemporaine et nos manières de faire du projet d’architecture à l’ensa Nantes.

Pour certain-e-s étudiant-e-s, des notions d’héritage, de commun, de corps, de signes de rapports de force, de langage, de déontologie, de décentrement vers le non humain, ont révélé de fortes remises en question des enseignements reçus à l’ensa Nantes, y compris nos propres enseignements.

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Le cycle master est celui de l’autonomisation de la pensée depuis, avec et par le projet d’architecture.

En cela, Il est aussi celui de l’articulation entre projet et recherche.

Le projet d’architecture est problématisé, c’est à dire qu’il engage en même temps une critique de ce qui a déjà été réalisé ou pensé et une prospective vers une actualisation de la pensée architecturale et urbaine.

Les projets attendus dans le studio de projet demandent de la part des étudiant.es un positionnement (Positionnement de Fin d’Étude, PFE), c’est à dire une prise de risque intellectuel qui puisse être débattu et argumenté au sein de la communauté académique, mais aussi par les acteurs et les habitants.

Le cycle master est encore celui de l’oscillation entre théorie et pratique sur le double mode : Faire/Penser/Faire et Penser/Faire/Penser.

En ce sens nos « sites d’étude » ont aussi bien été l’arpentage du terrain qu’une exploration théorique, soit portée par les étudiants (par exemple à la suite de leur mémoire de master), soit rencontrée lors des apports extérieurs au studio (Festival Diep-Haven , conférence de Xavier Wrona et de Victor Mesters-ROTOR), mais aussi un autre site d’étude que nous n’avions pas envisagé comme tel : le studio de projet lui-même.

Le studio c’est le projet :

Nous sommes nous-mêmes construit de nombre de fictions théoriques (historiques, sociétales, économiques, politiques, esthétiques, …) qui fondent notre manière de voir et d’agir dans le monde. En tant qu’architecte, elles sont autant nos outils d’observation et d’analyse que de conception.

Si, à la suite des écrits de Bruno Latour, nous souhaitons interroger notre système de production de l’habiter et de la forme architecturale induite, nous avons en effet besoin d’un puissant outil d’aide au discernement.

Le concept de mutation écologique pensé par de nombreux chercheurs n’est pas nouveau ; il prend cependant maintenant une autre teneur. À la suite des derniers rapports du GIEC, à la lecture des effets de la mondialisation et du capitalocène dans la récente pandémie, nous sommes peut-être à présent prêts à changer de méthode : Plutôt que de chercher la solution au problème, peut-être faut-il repenser le problème ? Et si nos équations de base étaient devenues obsolètes ?

Et si nos machines à penser, nos concepts, nos catégories n’étaient plus en phase avec le contemporain ?

Les concepts de nature, d’écologie, de progrès, de technique, de genre, de commun, de territoires, d’habiter, de projet, renvoient à des questions qui traversent nos modes de penser l’architecture et les milieux urbains, mais aussi façonnent notre manière d’être au monde et de concevoir. Ils sont le produit de fictions théoriques, de récits majeurs et mineurs construits de toutes pièces, de discours dominants dont les contextes originaires ont changé et qu’il nous faudrait actualiser.

Dans ce cycle du master dans une école d’architecture, notre ambition pédagogique et de recherche consiste à explorer les grandes questions contemporaines avec, depuis et par le projet.

Dans nos interrogations sur les signes de rapports de force de la production de la ville et de l’architecture, il nous a semblé important de considérer la portée des récits dominantes tout autant que celle les discours militants et des paroles subalternes.

Dans le temps réduit d’un semestre de travail, il est difficile de balayer exhaustivement l’étendue des recherches sur chaque thématique à interroger. Il est donc important de considérer en même temps les apports d’une littérature savante que des expériences incorporés des questions qu’elles posent.

Par exemples :

  • La puissance des dualismes dans l’infrastructure des modes de penser (Nature/Ville, Technique/Progrès, Théorie/Pratique, Projet/Recherche, Milieu/Territoire, Conquête/Habitations, Modernité/Commun, Expert/Non-expert, Penser/Faire…).
  • La place de l’histoire et des cultures ; celle de l’architecture, mais aussi de la technique et des idées dans nos modes d’analyse et de conception
  • La place de l’art et de la philosophie dans l’actualisation des pensées contemporaines
  • Les articulations entre projet-processus et projet-forme
  • L’indépendance économique de nos outils de production et de communication (logiciels libres et open source)
  • Un questionnement sur le statut de la technique, des « règles de l’art », ou de « l’art de faire », des ressources et de l’entretien.
  • L’inversion de la question de la place du commun dans l’architecture et la ville par celle de la place de l’architecture et de la ville dans le commun.

Si la partie théorique, que l’on pourrait qualifiée de « top down » trouve son entrée par la lecture d’ouvrages de référence et/ou d’actualité, par les colloques, les festivals d’art contemporain, les conférences, la partie « bottom up », que nous appellerons « incorporée » ne peut s’appréhender que dans l’expérience. Et si cette expérience n’a pas encore eu lieu, dans l’expérimentation.

En ce sens, et dans le contexte restreint d’un studio de projet, l’hypothèse serait de croiser en même temps un lieu de savoir et un lieu d’expérience, c’est à dire : penser et faire tout en s’observant penser et faire.

Cette spécificité bien connue des sciences humaines, du chercheur partie prenante de son observation, a été ici posée de manière individuelle, mais aussi collaborative. Car dans notre petit exercice, nous étions tous observants-observés, tous acteurs-metteurs en scène, tous fabricants de nos propres objets de projet, tous re-fictionalisant, de manière individuelle et collective, les mise en doute de nos paradigmes pré-incorporés (pré-digérés), donnés comme prêt à l’emploi par notre société actuelle.

Interrogeant nos pré-supposés sociétaux, politiques, idéologiques, nous avons essayé d’en révéler quelques effets dans nos propres manièresd’être de petits groupes d’étudiant-e-s et d’enseignant-s. Comme si nous supposions que notre voisin de travail était un IndienAchuaret que son comportement ou ses prises de décisions (ici dans l’approche de conception d’un projet d’architecture) étaient à découvrir de manière factuelle, mais aussi conceptuelle et émotionnelle.

Cette lecture d’expérience est bien sûr rétroactive, elle s’est révélée au long du studio, par des événements anodins que chacun et chacune a relevé, aussi par des discussions sur ce que pourrait être une pédagogie de projet dans une école d’architecture, par les échanges constants entres enseignant-e-s sur les approches des étudiant-e-s, enfin par la confrontation lors des jurys de PFE d’enseignant-e-s extérieurs en opposition avec la méthode, à la limite de la remise en cause de l’objet même de la pédagogie du studio de projet.

De mon point de vue, cinq moments ont contribué à engager ce travail de co-observation/co-conception.

1- le questionnaire issu des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans le livre de Bruno Latour,Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris: La Découverte, 2017 : « Inventaire du monde d’hier pour préparer le monde de demain », dans sa dimension personnelle et pragmatique et aussi dans sa dimension collective et utopique.

2- La présence et la participation active des étudiant-e-s du studio au festival Diep-Haven, Atlas des bifurcations, proposé par Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós à Dieppe, les vendredi 22, samedi 23 et dimanche 24 octobre 2021.

En particulier l’atelier participatif sur les pédagogies alternatives à partir deLa pédagogie des opprimés, de Paulo Freire proposé par le Collectif Microsillons, Marianne Guarino-Huet, Olivier Desvoignes, artistes, avec cette question posée :

« À quel outil tactique devons-nous nous éduquer pour réactiver un monde en commun ? ».

Les effets de ce qui aurait pu être un simple exercice participatif dans un festival d’art ont résonné dans notre petit groupe le jour même, dans la l’actualisation de la question posée à notre situation pédagogique : un déplacement hors les murs de l’école d’architecture afin d’alimenter nos doutes conceptuels à propos des dualismes.

Par exemple :

– Camille pose la déconstruction de nos obstacles intérieurs (les fictions sociétales incorporées) comme méthode de projet.

– Zoé réalise que malgré notre ouverture de pensée affichée, les étudiant-e-s mauriciens sont tous dans le même minibus et que l’organisation informelle des dortoirs de l’auberge de jeunesse est d’abord mixte puis, non mixte à l’arrivée du dernier minibus. Elle en fait part le soir même à l’auberge de jeunesse, engageant une réflexion collective sur la distance entre conviction théorique et action réelle.

– Enfin, Divakar, réalisant ce qui pouvait se jouer dans ces expériences formule : « Le studio, c’est le projet ».

3- Le 7 octobre Yuna enlève ses chaussures pour la séance de projet.

Ce geste anodin est remarqué par les étudiants alors que ce pose la question dans le studio de « ce qui fait le chez soi ».

Est-ce une appartenance à un lieu ? Est-ce la construction d’un récit fait d’objets, de gestes quotidiens, d’attention à telle ou telle chose ou situation ? Nous proposons d’expérimenter cela dans le studio, pour voir ce que cela implique.

Plusieurs pistes apparaissent :

  • Prendre soin du lieu et faire la différence entre intérieur et extérieure, d’où le fait d’enlever ses chaussures en entrant dans le studio. Nous nous retrouvons donc avec une série de chaussures à l’entrée, petit à petit complété par une sorte de banc pour s’assoir et faciliter ces gestes d’enlever et remettre ses chaussures. Puis par le fait que certains et certaines apportent des chaussons, des chaussures d’intérieure, ou restent en chaussettes.
  • Apporter un ou des objets intercesseurs de sa propre individualité, un souvenir, un outil.
  • Prendre soin d’un vivant, d’une plante qui commence à fabriquer une sorte de petit jardin du studio.
  • Améliorer le confort (le canapé)
  • Détourner le mobilier existant (le tour de table).

4- Décembre, Justine est moquée par ses amis étudiants dans d’autres studios de projet de l’ensa Nantes parce qu’elle n’a toujours pas produit de coupe à un mois de son PFE : « Et vous dans MHP, où en êtes-vous ? Il va falloir commencer à s’y mettre ! ». Le récit de ces remarques entre ami-e-s pose la question de ce qui peut être considéré comme le travail attendu dans un studio de projet à l’ensa Nantes : Il faut produire des dessins, de la représentation codifiée, des analyses de site, des plans de masse, des coupes paysagères, des modélisations 3D, des plan topographiques… Il est question de trouver des solutions adéquates, mais adéquat à quoi, à quelle demande, quelle question ? Dans cette anecdote, ce que nous lisons de ce que l’on attend d’un exercice de projet serait donc un « comme si on était en agence » ? Le temps de la réflexion n’existe pas, il n’a pas de valeur. Plus encore, la construction de la pensée n’est pas considérée. Ces remarques contribuent à accentuer, pour les étudiant-e-s, la différence entre le projet, où l’on résoudrait des problèmes, et la recherche où l’on problématiserait une question.

5- Le vendredi 3 décembre, Juliette prend le pouvoir pédagogique et donne un cours de danse contact à tous les étudiants du studio.

Juliette travaille sur le corps et l’acceptation de la différence. Elle travaille aussi sur les modes de relations en interrogeant le passage d’une relation binaire à une relation de gradient dans une approche du genre et par la proposition de formes architecturales, en particulier les seuils. Pour nous faire sentir les modes relationnels du corps, elle propose de mener une séance de studio consacrée à la danse. D’abord par des exercices de marche, avec la prise en compte progressive d’un puis de deux paramètres d’attention. Elle propose ensuite un exercice de Huddle, figure d’entrainement collectif où un danseur s’extrait d’un groupe agglutiné et soudé afin d’escalader ce même groupe en prenant soin de ne pas peser sur lui, ni sur aucun de ses membres.

Nous terminerons la séance avec des exercice de danse contact, où, par deux, le poids et les mouvements de l’un sont accueillis par l’autres, lui-même proposant d’autres mouvements agissant sur l’un, dans une suite fluide et potentiellement infinie.

Ces situations de travail, parfois portées par les enseignant-es, parfois par des intervenants extérieurs, parfois par les étudiant-e-s dans le cadre du studio, parfois hors studio, ont été des outils de travail collectifs ensuite incorporés dans les travaux individuels de chacun. En cela, on pourrait tracer les liens, des vecteurs de pensée d’un-e étudiant-e à l’autre et de chaque étudiant-e au groupe.

Ce qui peut ici être noté, c’est, dans les modes de conception problématisé, la nécessité d’un « terrain d’expérimentation », d’un laboratoire où faire des expériences, où expérimenter, où les étudiants-enseignants-chercheurs puissent amenuiser la distance entre ce qui est pensé et ce qui se vit. Incorporer ce qui s’est préalablement énoncé en tant que concept ne correspond pas à une illustration, ou à une exemplification, ou à une recherche de preuve, mais bien à une méthode de mise en tension critique, d’un point de vue personnelle, avec ses propres concernements, mais aussi collective, par la pluralité émotionnelle des ressentis et des vécus.

C’est en ce sens, que cette expérience pédagogique pourrait être vue comme collaborative.

Le studio c’est le projetpeut ainsi s’entendre comme un outil collectif de mise en travail critique.

Comme nous essayons, dans le cycle master, d’aborder les questions de notre société contemporaines par les outils propres de l’architecte : la problématisation, la spatialité, la production de dispositifs relationnels, la proposition de formes esthétiques, c’est à dire vecteur d’émotions, nous tentons aussi, à partir de ces outils, de faire laboratoire.

Dans la piste proposée par Aurore Bonnet, architecte, chercheuse associée à L’UMR 1563 AAU et Laure Brayer, architecte, chercheuse contractuelle au CRESSON, dans leur article paru dans la revue Lieux communs n°18, « Mais qu’est-ce donc qu’un laboratoire ? », dans lequel elles font le récit d’un travail d’écriture, nous supposons des analogies entre studio et laboratoire.

« Ainsi, il nous semble que le laboratoire pourrait être là où l’écriture a lieu et se travaille collectivement : l’endroit de la formalisation de la pensée en train de se constituer. Le laboratoire est alors moins le lieu où l’espace depuis lequel naissent les articles que le temps et le processus nécessaire à leur fabrication. »

Temps et processus, exercices d’aide au discernement, dé-fictionalisation, re-fictionalisation, oscillation entre mise à distance et expérimentation, incorporation ; ce qui différentie le studio du laboratoire serait peut-être sa durée de vie d’un semestre. Cinq mois pour faire « comme si » et puis au revoir ; voilà les étudiants partis expérimenter d’autres horizons pédagogiques ou professionnels, avec comme bagage une expérience ébauchée.

Entre positionnement personnel de fin d’étude, entre esquisse de recherche, entre esquisse de projet d’architecture s’édifie une envie plus qu’une maîtrise. Il y a de quoi inquiéter un jury de chercheurs et de quoi inquiéter un jury d’architecte praticien de la pratique : trop engagé, pas assez précis pas assez de dessins, de coupes, d’ossature bois, pas assez de culture, de théorie, de références, …

C’est le risque de notre métier, une fois à annoter les coupes pour le charpentier en négociant avec un bureau d’étude structure, une fois à rédiger une note d’intention sur la forme du commun pour le groupe de pilotage d’un projet urbain, une fois à transmettre, par de sublimes dessins, l’émotion d’un rayon de soleil qui traverse une pièce de part en part.

Finalement, ce qui pourrait être le plus important, en tout cas pour une école d’architecture, c’est de considérer l’ensemble de la formation comme le projet. Un projet de montée en responsabilité, c’est à dire en conscience de ses choix, même si, dans cette fin d’études, ils semblent souvent flottants ; flottants mais cohérents. Un projet cohérent.

Mai 2022

Muter Habiter Penser,Studio de projet de master, semestre d’automne 2021-2022

Étudiants :

Marina Arias Ortega, Sara Asermouh, Élise Barreau, Muntazir Beegun, Khushboorani Beekawoo, Lola Bocquel, Malvin Boutier-Oton, Grégoire Chauvet, Jade Cherifi, Téa Cuzol, Justine Gaschet, Anaïs Gerard, Theo Germaine-Flament, Camille Jegousse, Nicolas Juste, Zoé Leddet, Divakar Moodhoo, Axel Perraud, Clara Quillien, Maël Rougelot, Jeanne Scouarnec, Léa Simonet, Yuna Steffen, Juliette, Villemer, Ryad Sorefan.

Enseignants :

TPCAU > Léa Mosconi, Romain Rousseau, enseignants architectes

SHS > Aleksey Sevastyanov, philosophe

Doctorants >Diane Aymard (CRENAU), Pierre-Yves Arcile (CReAAH)

Architectes praticiens > Estelle Sauvaitre (coll SOCLE), Antoine Mounier (coll VOUS)

invités :Xavier Wrona (ensa Saint Etienne), Victor Mester (ROTOR).

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