Quelle place pour les pratiques autres dans les ENSA ? – Questions aux directeurs

Pour ouvrir cette Polygonale centrée sur les pratiques collaboratives et autres maîtrises et déprises d’œuvre telles qu’initiées par les collectifs d’architectes, nous est apparu intéressant d’inviter les directeurs des écoles partenaires du réseau.

Il s’agissait moins d’introduire formellement notre session, que faire suite à nos interrogations quant à l’incidence de ce phénomène collaboratif/collectif sur ce qu’est ou pourrait être projet d’une école d’architecture.

Eric Lengereau, directeur de l’Ensa Nantes, hôte de cette Polygonale, aura en définitive été, au nom de ses collègues Philippe Bach (Paris Val de Seine) et Cédric Libert (Saint-Étienne), le répondant de cette première séquence.

« De l’extension du domaine du design » ou des pratiques autres du projet pour envisager une école, un projet d’école.

Un des marqueurs de ces « autres formes de maîtrise et déprise d’œuvre1 », qui sont en particulier incarnées par les collectifs d’architectes, tient au très grand foisonnement de leurs missions, compétences et concernements – qui procède d’une triple extension de leur activité de design2 :

  • « Extension du domaine du design sur une ligne temporelle » : très en amont / très en aval de la maîtrise d’œuvre classique, sans exclure celle-ci _ pour aller vite : rechercher par l’enquête / expérimenter par le faire / faire participer / transmettre l’expérience – et projeter l’évènement, l’architecture, les lieux du commun…
  • « Extension du domaine du design sur le plan des compétences » : le « projet » inscrit dans un large spectre disciplinaire : architecture, design, scénographie, paysage, sociologie, anthropologie, etc.
  • « Extension du domaine du design sur un agenda politique » – sur fond de transition écologique, de luttes citoyennes, de revendications démocratiques :
    • En interne : des communautés d’existence formées sur des « communs » dont la nature de leur gouvernance, et la définition juridique sont des enjeux cruciaux
    • En externe : une relation « autre » au territoire, à la ville, à l’institution et à la commande, en initiant celle-ci, en la partageant, en la « médiant », en en testant la réalisation – l’objectif étant au moins de faire société que de faire projet

Si après avoir vécu pendant les années 80 / 90 une diversification des métiers de l’architecture, dans l’environnement de la commande (Maîtrises d’ouvrage, AMO, Caue, etc.), on assiste aujourd’hui à ce phénomène de dilatation de l’activité de « design » en elle-même…

Comment les écoles d’architecture peuvent-elles (avantageusement) prendre acte de cette situation nouvelle ?

  • Comment faire qu’une école (ou un réseau d’écoles ?) ait les moyens de penser ce phénomène, et réfléchisse son « identité » en conséquence ?
  • Comment ouvrir la notion de projet à ces missions, compétences et concernements autres ?
  • Quelles formes (et moyens) envisager pour une école qui tiendrait (vis-à-vis de ces missions étendues) à la fois du laboratoire, de l’atelier, du forum, du studio ?

Emmanuel Doutriaux

La place du faire et de l’expérimentation dans les ensa

La fabrique de la construction de l’architecture est régie par des normes et des DTU. Cette approche de la pratique par la règlementation (système fermé) se différencie de celle des « règles de l’art » (système ouvert). Dans un système ouvert, la place de l’expérience et de l’expérimentation est primordiale. Le permis d’innover, avancée notoire de la loi Elan réouvre ce chemin.

Il autorise un objectif de résultat plutôt qu’il impose une manière de faire. Il permet d’inventer. Il permet surtout de mobiliser des solutions situées et de se détacher des génériques normatifs.

Comment cette curiosité et cet appétit de l’expérimentation peut-elle s’enseigner dans les ensa ? Comment tester et se fabriquer de l’expérience pour des dispositifs qui n’existent pas encore ?

Le dispositif pédagogique pour construire de l’expérience existe bien dans les ensa, c’est d’abord le processus d’itération des projets tout au long des cursus de licence et de master, ensuite la double casquette des enseignants-praticiens, qui vont transmettre leurs propres expériences, enfin les stages, pièces importantes du dispositif par l’immersion dans la réalité de la production. 

Cependant, cette expérience en cours d’acquisition est avant tout une expérience liée à la représentation. Comment imaginer et dessiner les moyens et dispositifs pour que cela puisse prendre forme ? Qu’il s’agisse de forme construite ou de dispositifs relationnels ces expérimentations restent des fictions, c’est à dire des exercices de conception.

Si cette pédagogie permet de placer les étudiants dans des conditions de conception variées, d’aborder différentes échelles de projet qui répondent la plupart du temps aux conditions d’employabilité des acteurs de la profession, depuis quelques années, certains étudiants souhaitent expérimenter d’autres voies.

Portés par des figures architecturales qui mobilisent l’aspect participatif des modes de conception (Lucien Kroll, Patrick Bouchain et l’agence Construire), portés par la lecture de Claude Levis Strauss sur la pensée sauvage et le bricolage, sur l’attention portée au monde au travers des lectures de Gilles Clément, mais aussi une lecture critique de la profession à l’ère du capitalocène, se pose la question, non du couple conception-représentation, mais celui du penser/faire/penser-faire/penser/faire.

Le passage à la fabrication réelle, à l’échelle, mais aussi des recherches-action, l’apprentissage par essai-erreur devient ainsi un mode pédagogique prisé par de plus en plus d’étudiants.

Si, dans certaines ensa, certains studios de projet portent ce type d’apprentissages, ils nécessitent une logistique technique conséquente, proche dans l’offre d’outillage et d’encadrement des centres de formation professionnels et des budgets d’achat de matériaux correspondant.

Vu le cout des équipements, de la maintenance, des personnels dédiés et des espaces nécessaires, il s’agit donc bien là d’une réelle ambition pédagogique et la marque d’une politique d’établissement.

Mes questions :

Dans vos écoles, cette approche de la pédagogie par le « faire à l’échelle 1 » est-elle présente ? 

Pensez-vous qu’il s’agisse d’un phénomène marginal ou l’émergence d’une voie alternative aux modes de production de la forme construite ?

Pensez-vous que cet appétit des étudiants pour le Faire soit le symptôme d’une mutation des modes d’enseignement de l’architecture ?

Quels moyens proposez-vous pour son développement, en terme techniques et pédagogique, mais aussi en termes de recrutement ?

> Dispositifs tremplin dans les ensa

Les dispositifs pédagogiques de mise en action des compétences acquises dans les cursus des ensa sont les stages.

«Hors les murs » des écoles, les étudiants sont confrontés à la réalité de la production de l’architecture et de la ville. Ils se confrontent également à des manières de faire, de concevoir, de représenter propre à leurs structures d’accueil.

Pour certains étudiants, portés par un désir d’autonomie, la question se pose d’un intermédiaire entre les moyens et ressources des ensa et le monde professionnel.

Comment imaginer le basculement progressif d’un lieu de formation vers une installation professionnelle ?

Comment imaginer un accompagnement de moyens « dans les murs » ?

Certains « espace tremplins » existent de fait dans certaines écoles. Ils prennent la forme de collectifs bénéficiaires de mise à disposition tacite des équipements techniques, voire de lieux inutilisés des écoles.

Ces conditions interlopes et précaires sont tolérées et soumises à la bienveillance des services techniques et patrimoniaux des écoles.

Mes questions :

Pensez-vous que ces « dispositifs » puissent être des occasions d’interactions fécondes et d’échange de compétences par exemple pour des monitorats techniques vers les étudiants ou des prestations de services au profit de l’école ?

Pensez-vous que ces « dispositifs tremplins », souvent prémices à de premières commandes professionnelles fassent partie des missions de formation des ensa ?

Pensez-vous qu’ils sont le signe d’une actualisation des offres de formation des écoles, au même titre que les PFE mention recherche ou les doubles cursus (architecte-ingénieur, architecte-urbaniste, architecte-manageur) vers ce que l’on pourrait appeler les architectes-faiseurs, ou architectes-constructeur, ou, comme l’hypothèse a été posée par quelques collègues à l’ensa Nantes : architecte-artisant ?

Romain Rousseau


1 Selon Edith Hallauer, « la déprise d’œuvre répond à la maîtrise d’œuvre, par la quête du recouvrement des savoirs qu’aura révélé le vernaculaire : faire, faire[avec], laisser faire, faire faire ». Hallauer Edith : « Du vernaculaire à la déprise d’œuvre : Urbanisme, architecture, design ». Thèse de doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme (dir. Thierry Paquot), Paris Est, 2017

2 On sait que pour Papanek, l’activité critique c’est « être contre, tout contre » design. Il dit aussi : « Tous les hommes sont des designers, tout ce que nous faisons, à chaque instant, c’est du design » (Design in the real world, Making to measure, 1972, p 3). Cette acception d’un design étendu partagé et critique inviterait en retour les architectes à reconsidérer leur activité de projet à l’égard de ces savoirs et pratiques diffus.

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