Concevoir en ambassade

Pour cette rencontre Polygonale à Lunel, accueillis par La preuve par 7, par la municipalité de Lunel, par la SNCF, il me semble que 3 questions pourraient être posées : celle du terrain, celle du commun et celle du projet.

Ces 3 questions, que je me permets de mettre ici en avant, car il en existe surement des centaines d’autres, sont aussi des questions qui ont émergées au sein de notre studio de projet (c’est comme cela que l’on nomme un « cours de conception du projet d’architecture) à l’école nationale supérieure d’architecture de Nantes.

Ce studio de projet de master 1 et 2 accompagne, des étudiants et des étudiantes en fin du cycle master et prépare au Projet de Fin d’étude (PFE), qui valide le cycle par un diplôme d’état d’architecte.
Dans ce studio, l’acronyme PFE (projet de fin d’étude) a été modifié pour devenir PFE, Positionnement de fin d’étude, car nous estimons qu’il est essentiel, pour un jeune architecte, de prendre position dans le monde, socialement, esthétiquement, politiquement.

Le titre de ce studio de projet de master : Muter Habiter Penser ; Vers une mutation écologique par l’expérimentation et l’actualisation des fictions théoriques architecturales et urbaines par le projet.

Il est porté par 3 enseignants, Léa Mosconi, architecte, enseignante-chercheure, Aleksey Sevastyanov, Philosophe, et moi, Romain Rousseau, architecte-enseignant. Y participent également des doctorants du laboratoire de l’école d’architecture de Nantes, de jeunes architectes engagés dans des réflexions entre projet et recherche.

Il s’attache à placer, le temps d’un semestre d’automne, à l’ensa Nantes, 30 étudiants dans une position d’oscillation entre recherche et projet.

Si la thématique du studio cherche à questionner les pratiques actuelles du projet d’architecture à l’ère du capitalocène, elle cherche surtout à en identifier les paradigmes fondateurs, comme autant de points à questionner, à faire bifurquer, à faire muter.

Le travail demandé aux étudiant-e-s est d’abord théorique ; comment se situer de manière critique dans l’entrecroisement des idéologies sociales, politiques, économiques et esthétiques actuelles, puis projectuel dans la proposition de formes, de dispositifs ou d’organisations architecturales ou urbaines.

Les projets des étudiants de master 1, 2 et PFE peuvent être de toutes échelles et prendre de multiples formes : théoriques, littéraires, architecturales. Ils doivent porter des questions d’outils, de méthodes et de processus de conception.

Pour cette Polygonale, j’ai proposé à Lucie Bortoli, Adrien Mallac-Sim, Solène Michaud, Chigatom Mohamat, Thareen Nujjoo et Bastien Roignant, 6 jeunes architectes, diplômés du mois de février 2023 de m’accompagner car j’avais l’intuition que leurs réflexions et leurs travaux de fin d’étude pouvaient entrer en résonnance avec ce travail particulier de La preuve par 7 : la permanence architecturale.

Je reprends un extrait du manifeste de Édith Hallauer, du16 octobre 2015.
et de l’agence Construire — Chloé Bodart, Édith Hallauer, Sophie Ricard, Sébastien Eymard.

MANIFESTE DE LA PERMANENCE ARCHITECTURALE

C’est dans la permanence que se dévoile la transformation du monde *

La permanence architecturale voit un·e ou plusieurs architecte·s occuper le lieu même du projet.

La permanence architecturale, c’est construire en habitant et habiter en construisant.

La permanence architecturale, c’est la leçon de Simone et Lucien Kroll : ne plus faire la ville pour des habitants, ni même avec, mais en tant qu’habitant.

La permanence c’est faire advenir le programme par le fait de vivre le projet. La permanence c’est faire que le chantier soit un lieu de vie.

Bien sûr, nous débarquons, nous ne connaissons pas précisément les conditions et les enjeux de ce qui se passe ici dans cette occupation à Lunel, dans cette ancienne gare, sur le terrain, entre les services fonciers de la SNCF, la municipalité, le tissus associatif de Lunel et le travail de permanence architecturale de La Preuve par 7.

Si on se risque à une observation rapide et évidement insuffisante, on pourrait dire que l’on se trouve ici face à une situation inverse d’un travail de conception classique de l’architecte.

D’habitude, dans les exercices de conception à l’école d’architecture de Nantes, on commence par mettre en place un processus de projet à partir d’un site et d’une demande, un programme, puis ce processus, petit à petit propose une forme, architecturale ou urbaine, une forme qui pourra ensuite être potentiellement habitable. Donc : d’abord le projet, puis ensuite la forme.

Ici, avec l’ancienne gare de Lunel, il semble que ce soit l’inverse : au départ, il y a une forme, mais pas (encore) de projet.

Pourtant, les équipes au travail ici sont bien constituées par des architectes. Ces architectes ne sont pas ici des architectes bâtisseurs de formes architecturales (elles sont déjà là), ce sont des bâtisseurs de vivre ensemble, ou de vivre ensemble le projet, c’est à dire de commun.

Ce commun, on pourrait le prendre de plusieurs façons.

Comme une utopie totalisante et descendante, un idéal politique de société, ou comme, pour reprendre ce concept proposé par Adrien Mallac-Sim, fraichement diplômé du mois de février 2023, le commun comme le « là » de l’habitant.

« Ici là », ce que l’on vit là, et que je pourrais mettre en relation avec une expression créole proposée par un autre jeune diplômé, mais de l’année dernière, lui aussi originaire de l’île Maurice, Divakar Moodhoo, qui poursuit maintenant des études de philosophie à Paris à la suite de son diplôme d’architecte.

Que nous dit Divakar en créole mauricien ?
Mo la : je suis présent, je suis là.
Mo lamen, Je suis bien là, je reconnais que je suis là, ici-maintenant, à cet instant.
Mo ti lamen. Mo lamen. Mo pou Lamen : j’étais ici, là, bien là. Je suis ici, là, bien là. Je serai ici, là, bien là.

Et il ajoute dans son mémoire de PFE : En créole, lamen est une désignation, une extériorité et une reconnaissance.
Il ajoute : C’est une situation.

À partir de ces notions, on pourrait poser l’hypothèse que le commun pourrait être de l’ordre de cette situation du « lamen » qui désigne, qui interpelle et montre ce qui ne nous appartient pas complètement, et cependant dans lequelle nous nous reconnaissons collectivement.

Bâtir du commun pourrait alors correspondre à plusieurs actions articulées :
– D’abord être interpellé par le « là » des habitants, le terrain, les histoires de chacun, la vie.

– Puis considérer cette extériorité comme, de fait, efficiente, comme un réservoir d’imaginaire et, comme le dit Adrien Mallac-Sim, une « capacité de faire », ou, comme le dit Chigatom, l’habitant comme un analphabète sachant.

Le travail de projet serait alors un double mouvement d’émergence de ce « là » habitant, et le dénouage de nos aprioris d’architectes sachants-savants par la mise en place de situations partagées et à partager.

En suivant Yves Citton, professeur de littérature et media à l’université Paris 8 Vincennes-Saint Denis et co- directeur de la revue Multitudes, dans son article dans l’ouvrage : L’art d’apprendre, à l’école des créateurs, nous pourrions imaginer le travail de conception architectural comme une manière de penser qui nous permette d’envisager « des processus de décomposition, de déliaison, de dénouage, de détachement, voire de démantèlement ».

C’est à dire une pensée critique qui agisse à partir du milieu même ; vécu tous les jours, comme le dit Yves Citton : « ni plus haut, ni plus bas ».

Le « là » des habitants.

Concevoir serait alors un partage d’expériences, d’émotions, de rencontres, de terrain, de l’autre, de ses savoirs, du débat, des malentendus, des imaginaires.

D’un côté regarder, noter, représenter ce qu’on nous a dit, ce qu’on nous montre et que nous n’avions pas vu (le « là » de l’habitant), pour pouvoir dénouer ce qui fait que l’on en est arrivé là.

Quelles pensées ont été mobilisées, quelles certitudes, quelles lois, quels non-dits, quels implicites, quelles fictions ont façonné ce déjà là.

De l’autre ouvrir des organisations, des formes, des objets, des mouvements, des pédagogies qui permettent des actualisations de situation et le renforcement, ou la consolidation du commun.

Dans les travaux des étudiants pour ce semestre de diplôme, nous avons été marqués par le concept d’intercesseur, présenté par Kantuta Quiros, curatrice et docteure en arts et sciences de l’art, maîtresse
de conférence au Département d’Arts plastiques de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, lors d’une conférence donnée à la Maison de l’architecture d’Île de France en octobre dernier à propos de son dernier livre « Qui parle ? », pour les non humains.

Intercesseur, c’est étymologiquement :« celui qui intervient », « celui qui s’entremet, le médiateur ».

Ce qui pourrait se matérialiser par une forme, ou une organisation entre-.

Cette notion d’intercesseur a traversé de nombreux travaux des étudiantes et étudiantes de ce semestre.

Solène Michaud s’en est emparée comme prétexte à repenser nos disciplines scientifiques de travail, elle a inventé des fictions épistémologiques comme intercesseur pour penser une nouvelle lecture du territoire.

Bastien Roignand a découvert que sa formation même d’architecte pouvait devenir intercesseur. Les outils et méthodes mobilisables, devenant, dans un contexte de territoire en lutte, à Nantes, un moyen de médiation et d’argumentation des colères et des injustices, entre terrain, militantisme et projet urbain.

C’est aussi à partir du territoire-ressource comme manière de vivre Rastafari, comme cosmogonie et intermédiaire entre domesticité et spiritualité que Thareen s’est attaché à imaginer des dispositifs d’ouverture à la parole et de gouvernance.

Objets, dispositifs, protocoles, rituels, territoires, architectures, cette notion d’intercesseur dénoue le projet comme finalité de l’action, le résultat, pour le replacer dans un devenir médial, une ouverture diraient dirait Henry Maldiney, philosophe et historien de l’art, permettant, comme le propose Augustin Berque, géographe et philosophe un trajet entre humain et cosmos, comme moment structurel de l’existence humaine.

D’un point de vue méthodologique, on pourrait considérer l’intercesseur comme un agent actif de la mise en relation. L’intercesseur transporte.

Le fétiche transporte la prière vers la divinité.
L’architecture me donne à lire le ciel par la lumière descendante.
Un champ disciplinaire me donne à lire l’écosystème quand un autre me donne à lire la beauté du paysage.

À partir de là une autre notion est apparue, en toute fin de semestre, proposée par Adrien Mallac-Sim lors de sa soutenance de PFE, celle d’une « ambassade ».

« C’est pour cela que j’aimerai aujourd’hui, user de cette grande opportunité qui m’amène à vous, non pas pour vous présenter un projet, un dessin abstrait qui se voudrait solide, non. Je voudrai plutôt initier un dialogue, une réflexion, une ambassade ».

Et pour cela, « je ne construirai pas ».

Une ambassade, un refus de construire énoncé en pleine soutenance de diplôme d’état d’architecte, que quoi pouvait-il être question ?

Comment prendre cela au sérieux ?

À la différence d’intercesseur, possiblement identifiable comme objet ou comme personne, l’ambassade est une mission. Une mission confiée à un agent diplomatique en vue de représenter, officiellement, un État dans un État étranger souverain.

Si on peut imaginer le statut d’une ambassade comme le lieu de la diplomatie, comme avant-poste dans une société et un langage « autre ».

Il me semble que Adrien le pose différemment. Reprenant le discours d’Adrien, ne pourrait-on pas dire :

« C’est pour cela que j’aimerai aujourd’hui, user de cette grande opportunité qui m’amène à vous, non pas pour vous présenter un projet, un dessin abstrait qui se voudrait solide, non. Je voudrai plutôt initier une mission de dialogue, une mission de réflexion de réflexion, une mission d’ambassade ».

Concevoir en ambassade, lorsqu’on ne veut pas construire, ce n’est justement pas envisager un intercesseur, une chose ou une forme entre-,

mais une condition d’ouverture.

Et si c’était justement là la mission de l’architecte : concevoir en ambassade ?
C’est à dire ouvrir un espace d’accueil afin que chacun et chacune se sentent en même temps apprenant et instruit, amateur et savant, habitant et hôte, expert et analphabète ?

Fort des réflexions de fin de master, je me demande si cette action de permanence architecturale ne résonne pas avec les positionnements et les méthodes de penser de ces jeunes architectes :

Le terrain : Considérer l’ancienne gare de Lunel comme intercesseur. Le commun : Prendre le « là » des habitants
Le projet : Concevoir en ambassade.

Pour cette Polygonale P17, séminaire pédagogique et de recherche inter-écoles d’architecture, mais nous avions donc envie de vous poser cette question de méthode : Comment concevoir collectivement en ambassade ?

Pour cela, nous vous proposons de nous appuyer sur les travaux de nos jeunes architectes et des approches différentes qu’iels ont travaillé pour leurs projets de fin d’étude :

– Le territoire école, les analphabètes-sachants pour Chigatom Mohamat.

– Concevoir en lutte, concevoir avec la colère et l’injustice, pour Bastien Roignant.

– Les fictions épistémologiques, les nouveaux experts, pour Solène Michaud.

– Langages, polyphonie, créolité et baragouinage, pour Adrien Mallac-Sim.

– Penser avec et par les habitants, les gestes quotidiens comme expertise, la force du collectif pour habiter des écosystèmes fragiles, pour Lucie .

– Le Grounding comme système d’ouverture de parole et de gouvernance, pour Thareen Nujjoo.

Voilà le dispositif pédagogique envisagé :
Il s’agit, par groupe, guidé par l’un ou l’une de ces jeunes diplômés de l’école d’architecture de Nantes, d’ouvrir une conversation à partir de mots-clés, de notions ou de courtes phrases, qui vous seront proposés.

Ces mots-clés ont été choisi par chaque animateur de groupe en fonction de son propre travail de recherche et de projet de fin d’étude.

Une fois dans votre groupe, vous en choisissez 1, 2 ou 3, pas plus. Plusieurs participants peuvent choisir les mêmes mots.

Ces mots-clés, ou ces notions, ces courtes phrases, sont des déclencheurs de conversation autour de cette question, qui nous semble-t-il se pose ici à Lunel :

« Comment penser des outils de conception pour parler, faire ensemble et réimaginer le monde en commun ? ».

Pour chaque groupe un rapporteur (qui n’est pas l’animateur du groupe) se propose.

L’animateur veuille à la pluralité et à la fluidité des échanges. Il note les notions importantes et élabore en collaboration avec le groupe un diagramme du « territoire d’échange » qui a eu lieu.

Le rapporteur du groupe fait ensuite état de la conversation qui a eu lieu à tous les présents et commente, s’il le souhaite le diagramme produit.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *