Comment concevoir collectivement ? – Questions aux collectifs

Pour lancer les échanges dans le cercle formé par les participants de cette Polygonale autour de trois collectifs invités par Romain Rousseau (Ensa Nantes), soient Fil, Faro, Saga (outre le collectif Vous, visité à la caserne Mélinet en ouverture de cette session), il nous a semblé bienvenu de préparer quelques questions à leur intention.

De temporalités (fugaces ?) et d’une esthétique (moirée ?) autres ?

Au sujet du contexte de travail et de la production des collectifs d’architectes, la question de la temporalité, et de la « durabilité » de leurs actions, paraît faire question sur au moins deux plans :

  • Temporalité économique : d’un cercle malaisé, entre l’engagement politique qui dit l’action et la forme d’un collectif (commun), une relation à la commande fragmentée et souvent compliquée et ralentie par sa « vertu » (quand les collectifs sont à l’initiative des projets, que projet et fabrication font jouer la participation, quand toutes les commandes ne sont pas bonnes à prendre, etc.).
    Cette temporalité économique critique soulève une contradiction potentielle : comment est-il possible de s’inscrire durablement dans une forme de fragilité (sinon parfois de précarité) ? Et quelle incidence cela a-t-il sur la production matérielle ?
  • Temporalité matérielle : de formes d’interventions, qui sortent du cadre de la commande publique classique, tant matériellement (moyens financiers limités, auto-construction, actions participatives, frugalité constructive) que temporellement (actions éphémères, évènementielles, expérimentales ou testant souvent des situations de projet, plutôt que les « réalisant »).
    Cette temporalité matérielle souvent transitoire soulève une contradiction apparente : comment concilier une telle « fragilité » et un engagement écologique et social s’inscrivant dans la durée ?

Si on essaye de surmonter les clichés d’une esthétique « faible » – soit « l’esthétique palettes » – il serait intéressant de voir si/comment l’agenda politique (transition écologique voire décroissance, luttes citoyennes, démocraties dialogiques) amène à penser et produire un nouveau langage. En usant avec prudence du terme de « bricolage » (au risque de confondre un format de recherche empirique, tel que vu par Lévi-Strauss, et un « style amateur »), on pourrait décliner les adjectifs pour dire ce « style » : brut – farouche – drôle – non fini – hétérogène – sensible – disponible – appropriable, etc.

Comment donc pensez-vous, dans votre production, cette question de la temporalité ?
De quelle esthétique, en tant que collectif, vous revendiquez-vous ? 
Que signifie selon vous une esthétique de la déprise1 ?
Quelle capacité d’influence ces pratiques autres peuvent-elles/devraient-elles avoir sur la conception courante et ses (grandes) échelles de production ?

Le designer cubain Ernesto Oroza parle de la réalité composite, plurifonctionnelle d’une ville à l’économie décroissante investie par l’emprise tactique de petits commerces domestiques en autant d’aménités urbaines :

« L’une de ces tactiques, que la ville développe déjà, est ce que nous appelons la « maison moirée ». C’est-à-dire la maison dans laquelle deux ou plusieurs champs fonctionnels se rencontrent. […] C’est une maison où on ne sait plus, à certains moments, que sa fonction principale est d’être résidentielle, et dont l’intense croisement de demandes incompatibles qui lui sont imposées devient la qualité la plus parlante de son caractère, sa principale identité.2 »

Cette qualité du moiré, serait-ce une voie pour penser l’esthétique des collectifs ?

Emmanuel Doutriaux

De L’amitié et d’une L’organisation mutuelle de la puissance d’agir ?

> Faire ensemble et travailler ensemble #1 : l’amitié.

Les associés d’une société partagent des parts. Ces parts ont une valeur financière et leur influence dans la gestion de cette société est indexée à la valeur de l’engagement financier de chacun. La gestion est donc orientée vers la production d’une rentabilité.

Les salariés d’une SCOP possèdent également des parts. Celles-ci ont également une valeur financière, cependant la gestion n’est pas indexée sur le nombre de part mais sur une votation individuelle : une personne = une part. La gestion est donc orientée vers le maintien d’une structure de travail partagée.

Les membres d’une association partagent son objet. La gestion s’appuie sur un bureau ou un CA élu pour par les adhérents en AG, ceci pour une période déterminée. Il s’agit d’un mandat.

Les membres d’un collectif partagent en même temps un outil de d’action ou de production ainsi qu’une vision, c’est à dire une éthique et une responsabilité.

Le collectif n’est pas un statut juridique (ce qui peut poser des problèmes de représentativité), ce n’est pas non plus un rassemblement de personnes « par hasard », ou « par opportunité ».

Le ciment du collectif n’est ni juridique, ni financier et pose la question de la fusion de la responsabilité des actes du collectif entre individus et groupe.

Dans cette co-responsabilité individu-groupe se place souvent une absence de hiérarchie et un mode de management dit « horizontal ».

Ce système de gouvernance multiple et partagé pose la question de l’implication des relations interpersonnelles au sein du groupe, en particulier celle de l’amitié.

Selon Saint-Just, l’amitié se veut l’instrument révolutionnaire d’édification d’une société véritablement égalitaire ». (L’amitié et le droit, Saint-Just, Françoise Fortunet, Annales historiques de la Révolution française, N° 1248, 1982.)

Il entend ainsi résoudre la contradiction qui consiste à affirmer une volonté d’indépendance nécessaire des individus, comme sujets de droit et la nécessite d’une cohésion sociale et d’une communauté unie. Ce qui correspond au postulat que le ciment social serait le « nous », c’est à dire la communauté d’amis qui fonde l’état social (naturel dirait Saint-Just).

Si l’on suit le raisonnement, l’amitié défini une relation réciproque et personnalisée, à l’opposé d’un système désincarné, par exemple celui de la valeur financière d’un droit d’expression (les parts), d’un statut social ou même, la représentativité d’une institution (par exemple un bureau ou un CA élu).

Ma question :

Pensez-vous que la notion d’amitié soit consubstantielle à la pratique en collectif ?

Pensez-vous qu’un collectif puisse émerger d’une seule vision partagée ou faut-il une expérience incorporée, justement, collectivement ?

Pensez-vous que les écoles d’architecture soient des terreaux privilégiés à l’émergence de tels dispositifs collectifs ?

Est-ce lié à des connivences de pensée ou des connivences de Faire ?

Les écoles ont-elles pu se placer comme des tremplins facilitateur pour l’émergence de ces pratiques collectives ?

> Faire ensemble et travailler ensemble #2 : L’organisation mutuelle de la puissance d’agir.

Cette idée de puissance peut renvoyer à la notion de Conatus énoncée par Spinoza.

Chez Spinoza leconatusest une stratégie dynamique qui dépend du degré d’activité : toute chose s’efforce de persévérer dans son être, c’est-à-dire dans la direction de l’affirmation de soi qui lui est propre, pour accroître sa puissance.

Puissance non pas dans le sens d’un pouvoir, mais plutôt comme une puissance de jouir, ou un état de désirer quelque chose qui ne nous manque pas.

Il me semble que cette puissance de jouir, ou cet appétit de persévérer dans son être prenne une autre dimension dès lors que le multiple apparaît.

Dans l’idée du collectif, ce n’est pas des individualités qui se placent en jeu, une somme d’appétits, mais bien un appétit commun, et pourtant ponctuel. (S’il n’était pas ponctuel, ce ne serait pas un collectif, mais une communauté).

Je pose l’hypothèse qu’une forme possible de cet appétit ponctuel serait le projet.

Le projet comme puissance d’agir, individuellement désintéressée, mais collectivement engagée.

Ma question :

Pensez-vous que le projet soit le vecteur nécessaire à une puissance d’agir en collectif ?

Et plus encore, que la réalisation du projet en tant qu’action, en tant que faire (construire, fabriquer, passer du temps avec, être à l’écoute, …) ne se limite pas à l’aboutissement de quelque chose de planifié (une échéance), mais se constitue comme le lieu même de l’accroissement d’une mise en appétit ?

Plus simplement, la puissance de pensée et la puissance d’agir collectivement sont-elles obligatoirement liées à la notion de projet ?

Romain Rousseau


1 Chiappero et le collectif Etc évoquent les matrices comme cadres d’action pouvant accueillir différents types d’interventions – fictionnelles, constructives, politiques, et dont les modalités sont l’auto-construction, l’architecture éphémère, la résidence. Chiappero Florent : « Du Collectif Etc aux ‘collectifs d’architectes’ : une pratique matricielle du projet pour une implication citoyenne », thèse de doctorat en architecture (dir. R. Borruey et S. Hanrot), Université Aix-Marseille et Ensa Marseille, 2017

Edith Hallauer évoque – pour qualifier la déprise d’œuvre, qui n’exclut pas la conduite de l’ouvrage à produire, mais mettant en balance tant la notion de maîtrise que celle d’œuvre – ce recouvrement des savoirs révélé par le vernaculaire : faire, [faire avec], laisser faire, faire faire. Elle en liste les éléments : traquer l’imprévu (dans la répétition même), restaurer l’humus de la confiance, jouer d’un cadre (le « en tant que »), etc. Hallauer Edith : « Du vernaculaire à la déprise d’œuvre : Urbanisme, architecture, design ». Thèse de doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme (dir. Thierry Paquot), Paris Est, 2017

2 Ernesto Oroza et Gean Moreno, Notes sur la maison moirée (ou un urbanisme pour des villes qui se vident), Saint-Étienne : Cité du design, 2013, p. 14

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *